En France, un
million et demi de personnes souffrent d'un handicap moteur, nécessitant
fréquemment l'utilisation d'un fauteuil roulant. Il y a deux ans, Salem et
Thomas découvrent l'Anecah, une association créée en 1989, dont la mission
est d'éduquer des chiens d'assistance capables d'aider, dans toutes les situations
de la vie, les personnes atteintes d'un handicap moteur). Avoir un chien
susceptible de leur offrir plus d'autonomie, plus de sécurité et, qui plus
est, gratuit? Ils n'y croient pas, mais déposent une demande. Salem craint
même le pire, imaginant se retrouver " avec un automate trop dressé".
C'était méconnaître la compétence
et la générosité des équipes de cette association, dont l'objet est social
et humanitaire. Les deux éducatrices de l'antenne lyonnaise, Annick, une
joyeuse obstinée, et Maryse, ex-experte en dressage de chiens d'avalanche,
rencontrent nos deux postulants. «On doit connaître le caractère et le mode
de vie de la personne pour savoir quel chien lui correspond »,
expliquent-elles. " Elles testent aussi nos motivations", approuve
Salem. En parallèle, elles sont incollables sur les capacités physiques et
mentales de la vingtaine de chiens qu'elles contrôlent chaque année. Et pour
cause! Elles les sélectionnent les étudient les éduquent les soignent
depuis leur première dent de lait aidées dans leur démarche par des
bénévoles, des familles d'accueil qui s'engagent à garder le chiot jusqu'à
l'âge de 18 mois. Sonne alors l'heure de réintégrer le centre de
l'association pour un dressage intensif, c'est-à-dire six mois de travail
avec les éducateurs. A ce jour, l'Anecah a éduqué et remis plus de trois
cents chiens.
Salem et Thomas attendent près
d'une année avant d'être convoqués au " stage de passation"
quinze jours pour apprendre à maîtriser le chien, les trois premiers étant
consacrés au choix de l'animal le plus compatible avec la personnalité et
les aptitudes physiques du futur maître.
Thomas est accompagné de ses parents.
J' étais super content. En arrivant, je connaissais déjà par coeur les 53
ordres auxquels tous les chiens doivent pouvoir répondre "Lumière"
pour allumer, "Porte" pour ouvrir; "Recule",
"Ramasse", etc. Avec dix autres élèves assujettis au fauteuil
il découvre, émerveillé, la meute "Les chiens ont sauté sur nos
genoux." Thomas en "essaie" huit, mais, assure-t-il, "Nova
m'a repéré dès le premier jour".
Salem, ravi, " est choisi" par l'unique chien noir; le plus agité
"Mozart a posé sa tête sur mes cuisses."
Les éducateurs observent et notent l'amorce de ces relations. Ils
cherchent à respecter autant l'animal que l'homme, afin que l'harmonie la
plus parfaite se crée. A 99 %, leur choix et celui des candidats concordent.
Attribués, les chiens ne vont plus quitter leur nouveau maître. " Une
complicité s'amorce. Alors, les dresseurs ne les caressent plus et s'obligent
même à les repousser", remarque Salem.
Pour que le transfert affectif s'opère, on devient neutre face aux chiens,
explique Annick. Ce n'est pas toujours évident...
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Mais la personne en
fauteuil doit adopter une position de dominant, apprendre à se faire
respecter; à reprendre en main le chien au premier faux pas.
Un moment fort dans la vie de Salem "Au début on est paumé. Il faut
tout absorber les cours de psycho canine, d'alimentation, de soins. Tout le
monde s'observe. Les parents regardent leurs enfants jouer; apprendre, se
donner du mal, agir comme ils ne l'ont jamais fait."
Avec une motivation folle. Face à Mozart, Salem a l'impression d'ètre au
volant d'une Ferrari. "J'ai évité de me poser des questions du genre Serai-je
capable de gérer un animal aussi performant?".
La tension s'évapore dès les premières sorties en ville. Accompagnés par
les éducateurs, maîtres et chiens affrontent ensemble toutes les situations
urbaines trottoirs encombrés, rues bruyantes, chiens agressifs, bus, métro,
etc.
Une partie de plaisir pour Salem et ses compagnons qui le soir; se racontent
leurs exploits. Annick ne cache pas son admiration devant leurs efforts.
"J'ai vu des personnes avec un timbre de voix très faible se mettre à
crier des ordres, effectuer des mouvements jusque-là impossibles. Pour avoir
ce chien, ils dépassent leur handicap."
Durant la cérémonie de
clôture du stage, tous ceux qui ont contribué à l'éducation du chien sont
là.
"Ce n'était pas solennel, raconte Salem, qui a reçu Mozart d'un
pharmacien du Nord. Pourtant on baignait dans une émotion intense, accumulée
par tous famille d'accueil, dresseurs, parents, nous... On se rendait compte
de tout ce travail, de toute cette énergie qu'ils avaient dépensés pour
dresser les chiens. Tout ça pour nous les donner. Ces chiens étaient à
nous. Pas facile de recevoir un cadeau aussi inestimable." Peu à peu,
Salem se libère de ses résistances "Durant ce stage, j'ai compris que si
j'assumais bien mon handicap, c'est parce que je m'étais construit une
carapace, qui m'anesthésiait. Je n étais plus capable de ressentir une
caresse, d'accueillir un don."
Thomas est en larmes, comme la famille d'accueil de Nova, une jeune étudiante
de l'école vétérinaire de Lyon et son copain. "Pour Noel, je leur ai
envoyé une cassette filmée de ma chienne et je leur donne des nouvelles via
Internet », raconte-t-il. Sa façon à lui de leur dire qu'il n'oublie pas.
L'appartement de Salem s'ouvre sur une pelouse, invitation irrésistible aux
galipettes pour n'importe quel animal. Mais pour Mozart, comme pour Nova, une
inébranlable concentration semble les fixer à leur maître. Ces chiens
fonctionnent au quart de tour, assure Salem admiratif. Mozart est heureux,
sensible aux nuances de la voix. Il ne comprend pas la mauvaise humeur ou un
ton trop forcé sans raison. Alors parfois, au début, quand mon ton n'allait
pas, il a agi de travers, mais c'était de ma faute. Mozart, que la
conversation intéresse, reste allongé près du fauteuil. Coup de sonnette
Mozart file directement tirer sur la cordelette dont la porte est équipée.
"C'est mon frère, il le sait, car il vient tous les jours à la même
heure, lance Salem. Le reste du temps, Mozart ouvre seulement si je lui
demande."
"Ouvrir les portes, ramasser les objets... C'est très utile pour
moi, confirme Thomas. Je ne dérange plus mes parents ou ma soeur Juliette en
permanence."
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Thomas entretient l'éducation de Nova avec sa soeur. "C'est Juliette qui prépare sa gamelle, moi, je
ne peux pas. Mais je lui donne l'ordre de manger." Une relation
privilégiée qu'il est important de préserver. Car "une personne valide
est plus attractive pour un chien", a prévenu Annick.
Mozart, un surdoué, a élargi la gamme de ses prestations au contact de
Salem. Aux mots bisou, il lèche la joue d'un enfant; soif, il
se désaltère avant de partir en promenade; biscuit, il choisit la
marque préférée de son maître parmi trois paquets. Chien savant ou animal
esclave? "Pas du tout! s'insurge Salem. Un chien est capable de rapporter
une balle pendant des heures. Pour Mozart, c'est pareil c'est un jeu."
En route pour le bureau de tabac. Mozart passe en premier la porte trop
étroite pour qu'il la franchisse à côté de son maître. Puis il se
retourne et avance à reculons pour suivre la progression du fauteuil qui lui
fait face. "Avant, j'évitais de sortir le soir. Si mes clefs tombaient,
ce qui arrive souvent, j'étais obligé de réveiller le gardien." Salem
les laisse glisser à terre. Mozart saisit le trousseau dans sa gueule, saute
sur les genoux de son maître et attend l'ordre de le lâcher, précisément
dans sa main. A chacune de ses interventions, il est félicité et caressé.
" Certains comptoirs de magasin me sont inaccessibles. Donner mon
porte-monnaie, saisir un paquet, Mozart s'en charge." En effet ravi de l'attention
enthousiaste qu'il provoque, le chien peaufine son numéro. Sauter sur le
guichet saisir la cartouche, puis contourner le guichet pour tendre de ses
crocs une carte de crédit, sans la transformer en râpe à gruyère... Facile
pour le labrador "Plus je sollicite le chien, plus il est content et
n'hésite pas à en rajouter", ironise son maître.
L'arrivée de Mozart a coincidé
avec le déménagement de Salem. "Ici je ne connaissais personne."
Très ouvert et dynamique, le jeune homme dirige une entreprise de transport
pour personnes à mobilité réduite. Mais il sait que le handicap isole des
autres. " Les gens n'osent pas aborder quelqu'un en fauteuil. Le chien
est un lien social évident. Le labrador inspire confiance, et lui-même est
confiant, car il n'a peur de rien ni de personne, pas même d'un pétard ou
d'un autre chien. Tout est plus ludique avec lui." Depuis qu'il a Mozart,
jamais Salem n'a été aussi souvent abordé.
Thomas renchérit «Avant, les gens me regardaient à peine. Maintenant ils
viennent vers moi et s'adressent toujours à Nova en priorité : "Quel
beau chien!" » L'enfant ne quitte pas Nova, sauf pour aller à l'école.
"Elle dort près de mon lit." Avant de corriger d'une voix
imperceptible "Parfois dans mon lit." Une complicité tendre et
rassurante. Il avoue " Ce n'était pas très amusant de se promener seul.
Aujourd'hui, je sors souvent. Avec elle, je retrouve des copains."
Confiants, ses parents relâchent un peu leur vigilance, car ils savent qu'un
geste de la main suffit pour que ces chiens aboient et donnent l'alerte.
Le chien masque le fauteuil,
analyse la présidente de l'association, le docteur Hélène Bost-Hourticq. On
parle au chien, du chien, et c'est finalement la personne que l'on découvre.
Une forme de valorisation pour cet enfant myopathe, qui s'est entendu dire
pour la première fois de sa vie : «Tu as de la chance.»
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